Se rendre au contenu

L’entraide, l’autre loi de la jungle : quand la coopération dope l’entreprise

De la jungle à l’entreprise : réhabiliter la coopération face à la compétition

Dans L’entraide, l’autre loi de la jungle, Pablo Servigne et Gauthier Chapelle bousculent une idée reçue bien ancrée : celle qui fait de la compétition le moteur exclusif de l’évolution. Ces deux chercheurs – un biologiste et un agronome – nous rappellent au contraire que la coopération est partout dans le monde vivant, et qu’elle constitue même un puissant levier de progrès​. Autrement dit, l’« autre loi de la jungle » serait celle de l’entraide : des études montrent par exemple que les groupes qui coopèrent le mieux sont souvent ceux qui survivent et prospèrent le plus.À l’inverse, un groupe d’individus purement égoïstes finit par se fragiliser face à un collectif soudé.

Cette thèse, étayée par une synthèse impressionnante de travaux en biologie, psychologie, sociologie ou économie, invite à revoir notre mythologie du “chacun pour soi”. On a trop longtemps valorisé la loi du plus fort comme une fatalité naturelle, alors que l’entraide est un fait omniprésent dans le monde vivant​  Servigne et Chapelle illustrent comment de nombreuses espèces s’entraident : même les arbres peuvent entrer en compétition lorsque tout va bien, mais s’entraident quand les conditions se durcissent (froid, vent, sol pauvre)​. De même, face aux aléas de la vie, l’être humain a une tendance spontanée à coopérer avec ses semblables. Contrairement aux scénarios de chaos façon “loi de la jungle” souvent imaginés, l’histoire montre que lors des grandes catastrophes les gens conservent leur sang-froid et s’entraident naturellement​. En d’autres termes, l’entraide n’est pas un vœu pieux naïf, c’est une réalité bien documentée – particulièrement quand les circonstances l’exigent.

Si la compétition a évidemment sa place (elle peut stimuler et pousser à se dépasser), elle a aussi ses limites : à trop forte dose elle devient épuisante et contre-productive. Les auteurs utilisent une métaphore parlante : « La compétition et la coopération sont les deux jambes du vivant, mais aujourd’hui nous avons une jambe hypertrophiée... L’idée est de réapprendre à marcher avec la jambe atrophiée fondée sur l’entraide. »​. Cette image trouve un écho tout particulier dans le monde de l’entreprise, où l’individualisme a longtemps été érigé en vertu absolue. En réalité, les organisations humaines ne survivent et ne prospèrent que grâce à la solidarité entre leurs membres, bien plus que grâce aux égoïsmes individuels​. Dès lors, pourquoi ne pas s’inspirer de cette “autre loi de la jungle” pour faire évoluer nos pratiques managériales ?

Dans cet esprit de « conseil de lecture », explorons comment les idées clés de L’entraide peuvent trouver une résonance concrète en entreprise. Nous verrons d’une part comment la coopération peut devenir un levier de performance, d’innovation et de résilience pour les organisations (notamment les PME industrielles), et d’autre part en quoi ce modèle basé sur l’écosystème et l’entraide peut inspirer une transformation profonde des organisations, à contre-courant des logiques individualistes classiques.

Performance, innovation et résilience : l’entraide comme levier en entreprise

En interne, favoriser l’entraide entre collaborateurs peut renforcer sensiblement la performance opérationnelle. Il est bien connu sur le terrain qu’aucune procédure, si bien conçue soit-elle, ne prévoit tous les imprévus : au quotidien, ce sont souvent le système D et la solidarité entre collègues qui permettent de “faire tourner la boutique”​ . Quand les employés s’entraident – partageant astuces, dépannant un coéquipier en difficulté, échangeant leurs compétences – l’entreprise gagne en efficacité. On évite les goulots d’étranglement liés à la rétention d’information, on réduit les erreurs (grâce au coup de main ou regard croisé d’un pair), et on accélère la résolution des problèmes. En outre, une culture de coopération améliore le climat de travail : un salarié qui sait pouvoir compter sur ses collègues sera plus serein et engagé, donc plus productif. Comme le soulignent Servigne et Chapelle, trois ingrédients sont clés pour qu’un groupe humain donne le meilleur de lui-même : un sentiment de sécurité partagé, un sentiment d’équité, et la confiance qui naît de ces deux premiers​. En cultivant activement ces conditions (par exemple via des règles claires, une juste reconnaissance du travail de chacun et un management bienveillant), les dirigeants peuvent libérer le potentiel de leurs équipes. Chaque individu est alors disposé à « donner le meilleur de lui-même pour le bien du groupe » – un état d’esprit qui se traduit par des performances accrues.

L’entraide est également un formidable catalyseur d’innovation. Beaucoup d’idées neuves naissent de la confrontation constructive de points de vue différents. En encourageant la coopération, on facilite le partage de connaissances tacites et la créativité collective. Les PME industrielles, par exemple, ont tout intérêt à décloisonner leurs services : faire travailler ensemble des profils différents (ingénierie, production, commercial…) sur un projet permet de croiser les expertises et de co-créer des solutions innovantes. C’est toute la promesse de l’intelligence collective, qui dépasse la somme des intelligences individuelles. Un environnement de travail fondé sur la confiance et l’entraide incite chacun à proposer ses idées sans crainte d’être jugé – on évite ainsi l’autocensure et on fait émerger des pistes novatrices. À l’inverse, une culture de la compétition interne peut brider l’innovation : si les employés sont en rivalité ou craignent de partager leurs trouvailles, l’entreprise passe à côté de précieuses opportunités. La coopération libère la créativité en instaurant un climat où l’on cherche ensemble des solutions, plutôt que de se mettre en concurrence stérile en interne.

Soulignons que la technologie peut jouer un rôle d’appui dans cette dynamique. Automatiser les tâches répétitives et chronophages libère du temps et de l’énergie pour des activités à plus forte valeur ajoutée… dont la réflexion collective fait partie. Par exemple, la généralisation de la facturation électronique (obligatoire d’ici 2026) est souvent perçue comme une contrainte, mais elle peut devenir une opportunité : en simplifiant et en automatisant des processus administratifs complexes, on permet aux équipes de se recentrer sur la collaboration, l’analyse et l’innovation. De même, les outils numériques collaboratifs (messageries d’équipe, plateformes de partage de documents, etc.) peuvent renforcer l’entraide en fluidifiant la communication et en rendant l’information accessible à tous. L’important est de mettre la technologie au service de l’humain – et non l’inverse – afin qu’elle devienne un levier pour l’intelligence collective.

Enfin, une organisation imprégnée d’entraide sera bien mieux armée pour affronter les coups durs, ce qui en fait un gage de résilience. Sur un plan interne, cela signifie qu’en cas de problème (retard imprévu, panne d’une machine, absence soudaine d’un collègue clé…), les collaborateurs vont spontanément se mobiliser et se serrer les coudes pour trouver une solution. Plutôt que de chercher des coupables, on cherche à s’entraider pour rétablir la situation. Cette capacité à faire front commun accélère la résolution de crise et limite l’impact des aléas. À l’échelle inter-entreprises, une culture de coopération peut également sauver la mise en période difficile : on l’a vu pendant la pandémie, où de nombreuses industries ont uni leurs efforts pour s’adapter (partage de ressources, reconversion temporaire de lignes de production pour produire du matériel sanitaire, etc.). Plus structurellement, les entreprises organisées en réseaux d’entraide sont plus robustes face aux chocs​.

Par exemple, il n’est pas rare que des PME d’un même territoire se regroupent en groupements ou coopératives pour mutualiser certains services et gagner en puissance de négociation – ce faisant, elles augmentent leur capacité de survie. Des études montrent d’ailleurs que les entreprises coopératives, fondées explicitement sur la solidarité entre membres, affichent des taux de pérennité supérieurs à la moyenne des PME classiques​. L’entraide fournit donc un matelas de sécurité non négligeable : en cas de pépin, on sait que l’on pourra compter sur ses partenaires internes et externes pour rebondir.

Transformer l’organisation : vers une culture d’entraide et d’écosystème

Adopter l’« autre loi de la jungle » en entreprise implique de repenser en profondeur certaines pratiques managériales et organisationnelles. Il s’agit de faire évoluer la culture interne pour valoriser la coopération à tous les niveaux, et de situer l’entreprise non plus comme une entité isolée en compétition avec le reste du monde, mais comme un membre d’un écosystème interdépendant où la collaboration peut être mutuellement bénéfique.

Sur le plan interne, cela revient à créer un climat et des mécanismes propices à l’entraide, parfois à contre-courant des habitudes ancrées. Concrètement, plusieurs leviers peuvent être actionnés par les dirigeants et managers : d’abord, encourager le partage des connaissances et la transversalité. Par exemple, au lieu de compartimenter strictement les services, on peut instaurer des projets transverses, des réunions de brainstorming ouvertes ou des communautés de pratique où chacun apprend des autres. Ensuite, il convient de récompenser les réussites collectives au même titre (voire plus) que les exploits individuels : si l’on veut que les salariés jouent collectif, il faut que l’organisation reconnaisse et valorise le travail d’équipe. Certaines entreprises revoient ainsi leurs systèmes d’évaluation ou de bonus pour y intégrer des objectifs d’équipe ou des comportements de coopération. Il est tout aussi crucial de désamorcer les logiques de concurrence interne nuisibles – par exemple, éviter les classements individuels excessifs, les mises en compétition systématiques des commerciaux, ou toute pratique qui pousserait à la rétention d’information. À la place, on peut mettre en avant des valeurs de bienveillance et d’entraide dans les discours et la formation managériale. Un management qui fait confiance à ses équipes, qui écoute et qui promeut l’entraide créera un cercle vertueux : les collaborateurs oseront plus facilement demander de l’aide ou en offrir, sans crainte que cela soit perçu comme un aveu de faiblesse.

On assiste d’ailleurs à l’émergence de modèles organisationnels innovants misant sur la coopération et la responsabilisation. Par exemple, l’approche de Netflix en matière de culture d’entreprise illustre bien ce virage. Le géant du streaming a mis en place une « délégation de confiance » poussée : transparence totale des informations, liberté et responsabilité accrues laissées aux employés, suppression de nombreuses règles bureaucratiques inutiles. Ce modèle, qu’on pourrait qualifier d’entreprise libérée, repose sur l’idée que si l’on traite les collaborateurs en adultes responsables partageant un objectif commun, ils agiront au mieux des intérêts de l’organisation. Résultat : une grande agilité interne et une capacité d’innovation maintes fois démontrée. Nous avions d’ailleurs analysé cet exemple de transformation culturelle chez Netflix, qui montre qu’aller à contre-courant de l’individualisme peut être payant. D’autres entreprises expérimentent des modes de gouvernance participative, des cercles de décision collective, ou des dispositifs d’intelligence collective pour impliquer les employés dans la stratégie. Tout cela vise à créer une organisation plus apprenante, plus réactive et plus humaine, où chacun se sent partie prenante d’un projet commun plutôt que simple exécutant en concurrence avec son voisin.

Sur le plan externe, penser en termes d’écosystème peut également transformer la façon dont une entreprise interagit avec son environnement. Dans la nature, aucune entité ne survit seule bien longtemps : elle dépend d’un réseau d’interrelations (prédation, symbiose, entraide…) au sein d’un écosystème. De la même manière, une entreprise ne devrait pas chercher à tout faire seule en ignorant les autres acteurs. S’ouvrir à la coopération externe peut prendre diverses formes. Cela peut être de la coopétition (coopération entre concurrents) ponctuelle – par exemple plusieurs PME qui s’allient pour répondre ensemble à un appel d’offres qu’aucune n’aurait pu remporter seule. Cela peut être la participation à des clusters ou pôles d’innovation où entreprises, universités et instituts de recherche partagent connaissances et technologies pour faire émerger de nouvelles solutions (les pôles de compétitivité illustrent bien ce principe de mise en commun dans un secteur donné). Cela peut être aussi l’implication dans des associations professionnelles ou territoriales pour échanger des bonnes pratiques et défendre des intérêts communs. Adhérer à un réseau inter-entreprises permet de « rompre son isolement » et de bénéficier d’une intelligence collective élargie à l’échelle d’un territoire ou d’une filière. Par exemple, le fait de rejoindre le Medef local ou un organisme comme HDFID (Hauts-de-France Innovation Développement) n’est pas qu’un geste symbolique : c’est une façon d’exister au sein du premier réseau d’entreprises du territoire, d’apporter sa voix et d’apprendre des autres, en contribuant au dynamisme économique commun. Plutôt que de voir les autres acteurs uniquement comme des rivaux, les entreprises gagnent à les envisager aussi comme des partenaires potentiels, avec qui créer de la valeur partagée.

S’inspirer de la coopération ne signifie pas abolir toute forme de compétition, mais trouver un meilleur équilibre. Dans une économie volatile, les entreprises ont tout à gagner à activer cette “jambe” trop longtemps négligée qu’est l’entraide. Cela peut passer par de petits changements (instaurer du mentorat entre pairs, organiser des ateliers d’entraide sur les problèmes quotidiens, partager ouvertement les leçons tirées des échecs en interne) jusqu’à des transformations plus structurelles (modifier la gouvernance pour y inclure davantage de parties prenantes, nouer des alliances stratégiques « gagnant-gagnant » avec d’autres sociétés, etc.). Chacun de ces pas renforce la capacité adaptative de l’entreprise. Dans un monde complexe, aucun leader ne peut prétendre avoir seul toutes les réponses ; en revanche, en s’appuyant sur l’intelligence collective de ses équipes et de son réseau, il multiplie ses chances de trouver des solutions aux défis qui se présentent.

Notons enfin qu’instaurer une véritable culture d’entraide nécessite un apprentissage et des mécanismes concrets. Comme le disent Servigne et Chapelle, on ne peut pas se reposer uniquement sur la bonne volonté spontanée, surtout dans de grandes structures anonymes : il faut mettre en place des “mécanismes institutionnels pour stabiliser et renforcer cette propension naturelle à l’altruisme”​. En entreprise, cela correspond par exemple à définir des règles du jeu qui encouragent la coopération (charte de valeurs, code de conduite prônant le partage, système de tutorat, etc.) et qui découragent les comportements nuisibles (sanctions en cas de compétition interne délétère ou de refus systématique de collaborer). Créer une culture de l’entraide, c’est aussi rendre ces processus « intelligibles et cohérents » pour tous​: expliquer pourquoi on encourage la transversalité, former les managers à l’animation de la coopération, et communiquer sur les succès obtenus grâce à elle. Avec le temps, ces pratiques s’enracinent et le réflexe d’entraide devient naturel au sein de l’organisation.

En guise de conclusion : faire de l’entraide la nouvelle loi de l’entreprise

L’entraide, l’autre loi de la jungle nous rappelle avec force que la solidarité n’est pas qu’une noble idée morale – c’est un facteur bien réel d’efficacité et de survie, inscrit dans la longue histoire du vivant. À l’heure où les entreprises font face à des défis inédits (transformations technologiques, crises climatiques, incertitudes économiques…), cette leçon venue de la biologie et des sciences sociales mérite toute notre attention. Plutôt que de considérer l’entraide comme naïve ou accessoire, les dirigeants auraient au contraire intérêt à la placer au cœur de leur stratégie. Performance, innovation, résilience : nous avons exploré les bénéfices multiples qu’une démarche coopérative peut apporter. Il s’agit bien sûr d’un changement de paradigme graduel – il faut rééquilibrer notre vision du monde du travail, encore trop marquée par la culture de l’égoïsme et de la compétition à outrance. Mais les gains potentiels en valent la peine.

En renouant avec la « loi de l’entraide », les entreprises peuvent non seulement améliorer leurs résultats, mais aussi donner davantage de sens à l’aventure collective qu’elles proposent à leurs collaborateurs. Après tout, aucun succès n’est entièrement individuel dans la durée : il résulte toujours, de près ou de loin, d’une coopération passée ou présente. Comme la forêt dans laquelle les arbres s’épaulent discrètement via leurs racines entrelacées, une entreprise florissante est souvent celle qui a su tisser un réseau d’entraide solide en son sein et autour d’elle. (Nous l’avions d’ailleurs illustré dans La vie secrète des arbres… et des entreprises, où l’écosystème forestier servait de métaphore à l’écosystème entrepreneurial.) Plutôt que de céder aux sirènes du “chacun pour soi”, il est temps d’écrire une autre histoire, plus collaborative, de nos organisations.

En refermant le livre de Servigne et Chapelle, le message est clair : « L’âge de l’entraide doit commencer dès maintenant »​– y compris dans nos entreprises. C’est en cultivant cette autre loi de la jungle que nos structures gagneront en humanité et en pérennité. Et si, pour franchir un cap décisif dans votre entreprise, vous misiez vous aussi sur la coopération ? Cela pourrait bien faire toute la différence sur le long terme.

Hard Things : entreprendre dans l’incertitude – un guide pour les dirigeants de PME